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Le cri du silence : Traces d'une mémoire arménienne

Publié le par Gilles Rousseau

Extrait

Ce que tu as oublié se rappellera de toi

Voilà, ma chère Chouchane et mon cher Vartan, ce que m'évoque le travail, l'oeuvre, de votre père Antoine. Chaque fois que je fais face à ses photos, c'est ce poème qui s'en vient à mon esprit. Je vous dirai la suite tout à l'heure.

Votre père est un photographe qui, par la force de son sujet, s'est mué en photographe itinérant. Il puise sa force dans une errance radieuse et libre de toutes considérations mercantiles et sentimentales.
Sans que personne l'y oblige, il se projette sur ces chemins poussiéreux qui menèrent nos ancêtres vers la mort. Qui allait s'en rappeler ?
Les assassins misaient sur le temps. Mais tout le monde le sait, les routes et les chemins ont des yeux. Ils voient tout et n'oublient rien.

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Il gravit nos montagnes enténébrées, couronnées de neiges et de forêts. Là, les loups se languissent de la biche. Ils hurlent, gorge tendue vers la lune stérile, et n'admettent toujours pas qu'ils la pleurent en secret. Mais ceux qui doivent savoir savent que les montagnes ont des oreilles, qu'elles se rappellent de tout depuis la création première.

Sans jamais fuir le danger, il, votre père, se dirige vers l'appel de l'autrefois, vagabonde vers le retour, emprunte le sentier qu'on a voulu taire et enterrer. Il se perd dans des villages qui sans mal se rappellent de lui. Il se retrouve dans des villes, que nous, les Arméniens, avions vu naître. Il redonne corps aux édifices, que, de nos mains, nous avions tirés du néant. Il redessine des cités d'où nous avions fait surgir le feu prométhéen, érigeant, bâtissant des temples d'où s'élevait la promesse de la lumière éternelle. C'est cette lumière toute vêtue de ténèbres qui habite les photographies de votre père. Et elles aussi ont une mémoire.


Cependant son travail n est pas un travail de mémoire, ce n'est pas une macabre biographie posthume et photographique d'un peuple. Cette mémoire n'existe pas. Cette mémoire n'est pas souhaitable, nous n'en voulons pas. La mémoire, ce n'est pas notre pays perdu, ni le génocide planifié par ceux-là même qui aujourd'hui le nient. Non ! 
Notre mémoire est un endroit qui s'apparente à l'autrefois.
Notre mémoire est une histoire qui commence par : il était une fois. Et c'est de cette Fois unique d'où nous avons surgi. C'est là que tout a commencé. Et ce tout ne finira jamais. 
C'est notre mystère.
C'est ce mystère qui inquiète tant les assassins d'hier et d'aujourd'hui, parce que ce «tout» ils ne le saisiront pas. Donc ils tuent et massacrent. Mais ce qu'ils ignorent, c'est que le savoir se transmet par un chuchotement. Le savoir de l'autre n'est pas dans le fait de la possession. S'approprier par la force éloigne encore plus du mystère. Du coup ils nous haïssent encore plus de nous avoir tués pour rien. En nous confisquant nos terres, nos maisons, nos chants, nos danses, ils pensaient pouvoir percer notre antique mystère. Un mystère ne se perce pas. C'est lui qui vous transperce. Mais les conquérants oublient toujours de tomber leurs armures.


Le mouvement qu'a entrepris votre père est un mouvement perpétuel. Puisqu'il chemine sur les chemins poussiéreux qui mènent vers le retour, vers le perdu, et ce pays ne figure sur aucune carte. Il est bien trop vaste ce pays pour se laisser enfermer dans la science très mouvante et très aléatoire qu'est la cartographie.
Il y avait, il n'y avait pas, disent les Arméniens au début de la fable. 
Antoine est dans cette incantation à rebours. 
Il y avait, il n'y avait pas. 
Là est la matrice.
Dans ce mantra, connu de tous les Arméniens, est notre mystère. 
L'éternel.
Cette phrase toujours contemporaine, nous fixe dans ce qui s'appelle : l'Autrefois.
C'est cet Autrefois que je retrouve dans les photographies de votre père parce que ce sont elles qui finalement me regardent et me parlent de ce mystère qui intrigue tant les bourreaux. Ce sont elles qui sont les spectatrices de mon émoi. Car c'est moi qui suis le «regardé», moi qui me déploie dans le cadre de leur regard.

(...)

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Il y a 27 ans, Antoine Agoudjian, petit-fils de rescapés du génocide de 1915, s'est lancé à la recherche des lieux imprégnés de l'histoire de son peuple. Après l'Arménie et le Caucase, il poursuit son travail sur la mémoire à Jérusalem, au Liban, en Syrie, en Turquie, en Irak, en Iran...

Par la puissance esthétique de ses photographies comme par l'intégrité de sa démarche, Antoine Agoudjian se pose en témoin, questionne et transmet un message d'espoir, celui de la puissance indomptable de l'esprit humain.
La photographie, devenue vecteur de ses émotions, a su donner tout son sens à sa quête identitaire.
A l'occasion du centenaire du génocide arménien, il publie l'oeuvre d'une vie, dont l'histoire de son peuple constitue le fil directeur, tout en devenant le reflet des luttes contemporaines face à l'intolérance.
Comme l'affirme l'auteur, «il faut immortaliser la mémoire afin qu'elle n'appartienne pas qu'au passé.»

Enfant de parents arméniens et petit-fils de rescapés du génocide de 1915, Antoine Agoudjian est né le 6 février 1961, à Saint-Maur, en France. À la suite du tremblement de terre en Arménie de 1988, il décide de rejoindre une ONG et entame un projet photographique autour de son pays d'origine. Enchaînant les publications, reportages et expositions personnelles, sa notoriété s'accroît jusqu'à la parution des Yeux brûlants (2006) dans la collection «Photo Poche», chez Actes Sud. En 2011, il est le premier photographe à exposer en Turquie à la mémoire des Arméniens depuis le génocide de 1915. Il y exposera de nouveau en 2015.
Comédien et auteur français d'origine arménienne, Simon Abkarian entre au Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine en 1985, avant d'apparaître dans les premiers films de Cédric Klapisch. Depuis, il se partage entre théâtre et cinéma. Il est également l'auteur de trois pièces, toutes parues aux Éditions Actes Sud.

 

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